Ce qu'on a appelé l'affaire Alstom est l'une des nombreuses affaires qui égrainent le cours de la guerre économique que livre sans merci les Etats-Unis au reste du monde. Cette guerre se joue aussi avec ceux qu'on a coutume de désigner comme alliés et qui ne sont en fait, dans ce jeu, que des vassaux. La France fait partie de cette catégorie et perd l'une après l'autre toutes ses batailles pour conserver ses fleurons technologiques. L'affaire Alstom montre comment des hommes d'affaires et des politiques ont joué un jeu scandaleux, au détriment des intérêts supérieurs de la nation.
Le but du jeu :
Commençons par la fin : le jeudi 24 avril 2014, on apprend par une dépêche de l'agence Bloomberg que le géant américain General Electric (ci-après "G.E.") est en pourparler de rachat de la société française Alstom pour un montant de 12,35 milliards d'euros.
Or, la veille, le titre Alstom s'affole en bourse, avec une hausse de 4%, dans un volume d'actions anormalement élevé (on parle de près de 6 millions d'actions). Arnaud Montebourg, alors Ministre du redressement productif, saisira l'AMF (l'Autorité des Marchés Financiers, le gendarme de la Bourse) le 12 mai 2014, évoquant un éventuel délit d'initié. Le journal Challenge liste de son côté les personnes au courant, avant l'annonce du rachat qui auraient pu profiter de cette spéculation. On trouve évidemment les PDG d'Alstom et de GE, leur premier cercle de directeurs, certains administrateurs, les banquiers d'affaire de Rothshild, Bank of America-Merrill Lynch, Mazard, le Crédit Suisse, des avocats (notamment chez Bredin-Prat et Darrois). On peut vraisemblablement ajouter Emmanuel Macron, lui s'en défend...
Le pion : Frédéric Pierucci
Remontons un an plus tôt, le 15 avril 2013... Le "vice-président Monde de la division chaudières" d'Alstom, Frédéric Pierucci, se rend en voyage d'affaire à New-York . A peine touche-t-il le sol américain à l'aéroport JFK qu'il est interpellé par le FBI qui lui propose d'espionner son entreprise. Pierucci croit en sa bonne foi et refuse de jouer les informateurs : il est immédiatement incarcéré à la prison de Wyatt. Il y restera 14 mois, abandonné par sa direction, son pays, sans pouvoir voir personne sauf ses interrogateurs.
le FBI lui propose d'espionner son entreprise. Pierucci croit en sa bonne foi et refuse !
De son côté, Patrick Kron (à l'époque, le PDG d'Alstom) dira que les poursuites du Department of Justice et l'incarcération de Pierucci n'ont rien à voir avec le rachat d'Alstom par GE, parlant de théories complotistes, de fantasme.
Pourtant, on lit dans le le Wall Street Journal : « GE a examiné les documents liés au règlement avec le ministère de la Justice à toutes les étapes de leur préparation et de leur négociation ». Difficile de donner crédit à Kron quand on voit les liens du Department of Justice et GE.
Le jeu : la guerre économique souterraine
Ces dernières années, plus de 20 milliards de dollars d'amende ont été infligés par la justice américaine à des entreprises européennes. La loi qui permet aux US d'attaquer en toute légalité tient de la base de "l'extra-territorialité du droit américain". Cette loi permet de poursuivre des entreprises non américaines à l'étranger, à condition qu'elles aient un lien avec les Etats-Unis.
Cette loi permet de poursuivre des entreprises non américaines à l'étranger
Sauf que ce lien peut être à peu près n'importe quoi : une transaction en dollars, une puce électronique, un iPhone, un hébergeur ou un serveur américain... Outre Alstom, Alcatel, Technip, Total, La Société Générale ou BNP Paribas en ont fait les frais.
Pour Alstom, l'histoire commence en 2011, lorsque les Américains s'intéressent à des pots-de-vin versés par Alstom en Indonésie. Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), cette loi fédérale américaine pour lutter contre la corruption d’agents publics à l’étranger, va permettre aux américains d'investiguer sans vergogne sur le cas Alstom. Dans un communiqué d'avril 2013, le procureur Mythili Raman déclare que « Frédéric Pierucci est accusé d’avoir utilisé des consultants extérieurs pour corrompre des responsables en Indonésie, dont un député, en échange de lucratifs contrats dans l’énergie ». Le contrat portait sur un montant de 118 millions de dollars. Une condamnation à payer une amende record de 772 millions de dollars pour des faits de corruption tombera sur Alstom le 22 décembre 2014.
Le dé pipé :
Le 5 novembre 2014, le nouveau ministre de l'économie, un certain Emmanuel Macron, donne son accord au rachat d'Alstom par GE et l'Etat renonce à son droit de véto au titre des investissements étrangers.
Le 5 novembre 2014, le nouveau ministre de l'économie, un certain Emmanuel Macron, donne son accord au rachat d'Alstom par GE
Le communiqué du ministère est saisissant : "Emmanuel Macron s'est assuré, avec vigilance, que les intérêts de l'Etat, la pérennité de la filière nucléaire et la sécurisation de l'approvisionnement énergétique de la France sont pleinement pris en compte dans cette opération". Un de ses proches rapporte aussi : "de toute manière, le mariage se fera avec GE".
En mars 2015, lors des auditions à l'Assemblée Nationale concernant la vente, Macron prétendra que "le gouvernement avait été mis devant le fait accompli". Or la commission d'enquête dirigée par Olivier Marleix en 2018 découvrira que Macron avait commandé dès 2012 un rapport fixant dans les grandes lignes le démantèlement d'Alstom au cabinet AT Kearney sans même avertir son ministre de tutelle, Arnaud Montebourg. Lors de son audition, il citera 4 fois un autre rapport mais jamais celui-ci.
Les règles du jeu :
L'affaire Alstom ne peut pas se résumer simplement sur un blog. De nombreux ouvrages existent, très intéressants et vous trouverez des sources à la fin de cet article.
Mais dégageons le principe d'action des américains :
N°1: Trouver une entreprise, si possible un fleuron (avec des brevets à racheter ou des technologies)
N°2: Réaliser des attaques en règle en se servant du principe unilatéral de l'extra-territorialité du droit US.
N°3: Epuiser encore plus l'entreprise par ces attaques. Elle doit, en plus, prouver elle même son innocence.
N°4: Condamner à une amende généralement colossale qui finit de terrasser l'entreprise, prête à être rachetée ou à déposer le bilan, "tuée par l'amende".
N°5: Racheter l'entreprise. Dans le cas d'Alstom, en plus, l'amende qui devait être payée par le repreneur General Electric, a finalement été payée par Alstom, dans une sorte de double peine.
La triche :
- On l'a vu, une amende a été prononcée. Bizarrement, dans un tel contrat, GE s'engage à payer l'amende sans en connaitre le montant. Impossible, sauf si GE avait déjà connaissance des éléments du dossier et du bilan d'Alstom alors même qu'il l'achetait. Et les actionnaires d'Alstom vont payer deux fois. Une fois pour un prix de vente inchangé malgré une amende colossale. Une deuxième fois pour l'amende elle-même.
- Patrick Kron, le PDG d'Alstom, choisi le cabinet Hogan Lovells pour représenter Alstom lors de la vente. Or, le patron n'est autre que Steve Immelt, le frère du patron de G.E.
Patrick Kron, le PDG d'Alstom, choisi le cabinet Hogan Lovells pour représenter Alstom lors de la vente. Or, le patron n'est autre que Steve Immelt, le frère du patron de G.E.
- Alors que Pierucci est le 4eme cadre à être arrêté dans cette affaire, Patrick Kron continue à circuler aux US sans problème.
- Lorsque la commission d'enquête française interroge Kron sur sa libre circulation aux US, il répond qu'il n'y a aucune raison qu'il soit arrêté. Mais alors, Pierucci n'a pas plus de raison d'être arrêté, pourtant il l'est.
- Patrick Kron, l'ex-PDG, quitte Alstom en janvier 2016 avec un bonus de 4 millions d'euros et une retraite chapeau de 10 millions, ouvre un cabinet de conseil "qui marche bien, on n'a pas à se plaindre", siège dans 5 conseils d'administration....
- Hugh Bailey, le directeur général actuel de GE, nommé en 2019, était le conseiller pour les affaires industrielles d’Emmanuel Macron au ministère de l’Économie lorsque ce dernier a piloté la vente de la branche Énergie d’Alstom à GE. Nous sommes là dans une certaine continuité...
- Jérôme Pécresse est marié à Valérie Pécresse depuis 1994. Il sera le seul cadre d’Alstom à être resté chez General Electric. Je développe plus loin...
- En janvier 2019, le Parquet National Financier ouvre une enquête sur la vente controversée, visant notamment la responsabilité d'Emmanuel Macron. Le député LR Olivier Marleix s'interroge sur la concomitance entre la vente et la campagne de l'actuel président de la république en 2017. Par exemple, sur les 12 millions d’euros récoltés par le parti LREM, la moitié était le fait de dons saturant le plafond autorisé de 7.500 euros. Le député fera aussi remarquer que ce sont les mêmes personnes – à savoir Alexis Kohler et Julien Denormandie – qui ont été à la fois en charge des dossiers des fusions-acquisitions (dont Alstom) et du financement de la campagne d’Emmanuel Macron.
Rendez-vous à la case départ avec 2 millions :
Pour le couple Pécresse, le dossier Alstom est ancien.
- En 2011, Valérie Pécresse est nommée ministre du Budget et son mari, Jérôme, devient président d'Alstom Renouvelables. Le dossier de l'éolien en mer, bloqué, trouve subitement une issue qui coutera moins cher à l'état mais terminera en fiasco. On s'accorde aussi à dire que ce dossier aura bénéficié à l'avancement de Jérôme Pécresse au sein d'Alstom.
- En 2015, Jérôme Pécresse est le bras droit de Patrick Kron, le PDG d'Alstom et se retrouve au coeur du scandale de la vente d'Alstom. Hors rémunération, il aurait touché au minimum 2 millions d'euros et sera le seul dirigeant clé que les américains ne licencieront pas suite au rachat.
- Selon Marianne, Emmanuel Macron et Jérôme Pécresse auraient tenu secrète la décision de licencier 800 personnes d'Alstom en Ile de France avant les élections régionales. Cette annonce aurait pu compromettre l'élection de Valérie Pécresse à la tête de la même région.
L'annonce du licenciement de 800 personnes aurait pu compromettre l'élection de Valérie Pécresse à la tête de la région : elle a été retardée !
- Enfin, le député LR Jérôme Marleix qui avait saisi la justice en 2019 pour enquêter sur le rachat d'Alstom évoque un éventuel "pacte de corruption" au bénéfice de celui qui a favorisé la vente, le ministre de l'économie de l'époque, Emmanuel Macron.
- Alstom aurait aussi déboursé 1/2 milliard d'euros en frais de conseils divers, arrosant une élite financière parisienne.
Aujourd'hui, Olivier Marleix soutient la campagne présidentielle de Valérie Pécresse.
Le "gagnant" :
Le plus triste dans tout ça, c'est que les différentes filiales de GE opérant dans l'énergie comprenant ex-Alstom (GE Renewable Energy, GE Power et GE Digital) seront fusionnées dans une société qui a vocation à être cédée en 2024.
Le plus triste c'est la perte de la fabrication des turbines "Arabelle" et la perte de la maintenance de tous les turbo-alternateurs équipant nos 58 centrales nucléaires (produisant 75% de l’électricité consommée en France), nos sous-marins et porte avions, et la perte de l’ingénierie des îlots conventionnels pour les nouvelles centrales nucléaires. Ces turbines «Arabelle» perdues vont équiper les futures centrales nucléaires utilisant les réacteurs français de Framatome (ex-Areva) mais aussi celles développées en Angleterre à Hinckley Point par EDF, et encore celles basées sur la technologie de réacteurs VVR russes, grâce à une joint-venture avec Rosatom.
Le plus triste, c'est la perte des milliers d'emplois français. Car évidemment, GE ne respectera finalement pas ses engagements de conservation des emplois, malgré une amende française pour non respect de ses engagements, dérisoire au vu des sommes engagées.
Le Parquet National Financier a, depuis, ouvert une enquête visant le pacte de corruption mettant en cause Emmanuel Macron. Un dossier gênant pour celui qui devrait se représenter à sa ré-élection.
Finalement, il reste à identifier le gagnant dans le jeu que je viens de vous proposer, mais pour ça, je vous laisse juge...
Stéphan Le Doaré
PS: merci à @Mr_Frexit qui m'a donné envie de regarder dans la boite de Pandore
Sources et pour aller plus loin :
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