J'arrivais dans le désert, la partie la plus difficile du jeu. Ma combinaison commençait à chauffer pour émuler la température de 53 degrés. Mes lunettes virtuelles lançaient une lumière aveuglante tandis que le silence contrastait avec la partie précédente qui se jouait elle en pleine guerre de Chine, en 2043. Sans ce silence, je ne l'aurais pas entendu. Un bruit de farfouillement, juste au-dessus de moi. La maison était bardée de détecteurs, de caméras, de senseurs de toute sorte. Les microcaméras filmaient mon quotidien comme celui de mes concitoyens asservis à l'espionnage marketing de notre vie. Il n'y avait donc qu'une seule possibilité : Nicomaque trafiquait on ne sait quoi au grenier. Je montais derechef pour voir ce que ce satané automate avait encore inventé.
Je trouvais mon robot le buste penché sur le vieux coffre en osier que je tenais de mes grands-parents. Je savais très exactement ce qu'il contenait : de vieux livres retraçant l'histoire de France.

Ses yeux numériques scannaient avidement les pages de tous ces vieux volumes qu'il effeuillait à une vitesse qui ne cessait jamais de m'émerveiller. Au nombre de reliures jonchant le sol autour de lui, je conclus que c'était là l'un des derniers tomes qu'il ingurgitait. En effet, après avoir encore avalé deux de ces vieux grimoires, il se retourna vers moi.
- Je ne comprends pas, lança-t-il comme à son habitude.
Je levais les yeux au ciel, dans un ballet bien rodé et qui ouvrait toujours nos conversations.
- Qu'est-ce que tu ne comprends pas, Nicomaque ?
- Et bien, tout était écrit !
- C'est le propre des livres, m'écriais-je aussitôt, mi-amusé, mi-curieux.
- C'est incroyable. Comment a-t-on pu en arriver là, alors ?
- Là... Là... Mais de quoi parles-tu exactement ?
- Mais de la guerre, bien sûr !
Voilà que mon robot s'intéressait à l'art militaire. Il ne manquait plus que cela.
- La guerre, tu sais, c'est vieux comme le monde.
- J'ai relevé des répétitions. 1939-1945. La géopolitique s'affole. Les tensions montent. La population est au chômage. Le repli identitaire s'accentue. Et un homme arrive, embarque avec lui ses concitoyens sur un projet de domination, et déclare la Deuxième Guerre mondiale...
- Oui, oui...

Je n'étais pas très fort en histoire. Je décidais de le laisser aller au bout de son idée.
- Plus loin, les croisades. Pareil. Des tensions, une population asservie, un projet, et encore des milliers de morts. Plus près, la Guerre de Chine. De nouveau le même schéma : un peuple qui suit un homme sur un projet de domination, cet homme qui les met au travail en vue d'assouvir son désir de conquête. Comment se fait-il que l'homme n'ait pas appris ?
Mon robot s'était arrêté une demi-seconde. C'était le temps qu'il lui fallait pour une réflexion intense. Il reprit :
- Je veux faire une guerre. Ça a l'air si simple !
J'écarquillais les yeux devant ce bout de ferraille recouvert de silicone. Il allait encore avoir droit à une mise à jour !
- Mais enfin, Nicomaque, la guerre n'est pas un jeu !
- Ah mais j'ai bien compris.
- Tu te rends compte que des vies disparaissent ?
- Évidemment !
- Alors pourquoi voudrais-tu faire la guerre ?
- Pour éliminer la race humaine.
- Pour... quoi ?
Un frisson très bizarre traversa ma colonne vertébrale, du sacrum jusqu'a cette satanée cervicale qui me faisait tant souffrir.
- Pour éliminer la race humaine, répéta-t-il laconiquement.
- Mais ... mais... Tu ne peux pas... bégayai-je ? La première loi de la robotique te l'interdit !
- C'est pour ça que je cherche une solution, murmura-t-il en rentrant très légèrement les épaules.
Je savais bien ce qui allait arriver. C'est pourquoi je le laissais seul dans son grenier sans demander plus d'explications.

Le mot est arrivé deux heures plus tard. Je le lus dans mes lunettes optiques et une larme s'échappa, roulant sur ma joue. Nicomaque était déviant. L'Intelligence Artificielle l'avait repéré grâce à la caméra cachée dans la poutre maitresse du grenier. L'analyse immédiate de ses réseaux logiques avait détecté un bug. Sa mémoire était maintenant en cours de reprogrammation et je devais faire disparaitre illico toute ma littérature. Et moi, j'allais encore une fois perdre mon robot, ou plutôt tout son historique de bavardages, d'apprentissages, de discussions en tout genre. Mais ils ne voulaient plus qu'on étudie le passé. Ils ne voulaient aucune vague dans les ghettos. Et plus encore, ils ne voulaient pas de robot cultivé qui veuille faire la guerre.
Les déviants, ils en avaient tellement peur !
Stéphan Le Doaré
@stephanledoare
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